Henri Tomasi Interview, par Marie-Rose Clouzot 1968

 

 

” En 1944, Claude Delvincourt m’avait demandé un Concerto de trompette pour le Concours de fin d’année du Conservatoire. Le professeur de la classe le déclara injouable et vint dire au directeur : ” Avec une pareille musique je n’aurai pas un seul premier prix ! ” Je dus retirer mon manuscrit. J’avais pourtant bien étudié la technique de l’instrument et j’étais sûr qu’il était bien écrit. De fait, il fut crée à Hilversum par Doets en 1948, et c’est seulement l’année suivante que Ludovic Vaillant en donna la 1ère audition à Paris. Depuis, personne n’ose plus le dire injouable, et l’on m’a commandé d’autres partitions de concours, pour cor, trombone, basson, etc. ” (…)

” Je suis arrivé à paris avec Zino Francescatti avec qui j’ai fait toutes mes études, et qui jouait déjà splendidement du violon. Nous nous installâmes ensemble dans une petite pension de famille de la Cité des Fleurs. Ce fut financièrement assez dur pour moi les premières années : je ” tapais ” dans les cinémas et dans les boîtes de nuit jusqu’à mon Prix de Direction d’Orchestre qui m’assura un métier tout de même plus lucratif ! “

– Vous avez débuté tout de suite ?

” D’une façon inopinée ; Georges Tzipine vint un jour me proposer de diriger les ” Concerts du Journal ” qui venaient de se fonder. Je recrutai les musiciens parmi mes camarades : aux premiers violons il y avait Calvet et Tzipine, au second Francescatti ; Navarra au violoncelle, et Jean Doyen et Jean Clergue tenaient les pianos. Avec seulement vingt-cinq instruments je devais jouer tous les grands classiques : je me souviens d’avoir monté la 5ème de Beethoven avec Doyen remplissant les vides au piano, et Zino qui, n’ayant jamais fait de musique d’ensemble, multipliait les fautes d’attaque ! C’était acrobatique, mais quel apprentissage pour un débutant ! “

– Ce fut aussi le début d’une carrière de chef internationale ?

” Oui, mais je n’ai jamais vraiment aimé cela : il me manquait ce contact magnétique avec le public qui fait les plus grands chefs, et qu’ont eu, par exemple Toscanini et Munch. Moi, c’étaient les répétitions qui m’intéressaient : démonter les rouages d’une œuvre, l’analyser, et la remonter avec une minutie d’horloger, jusqu’à ce qu’elle sonne juste. J’adorais conduire Debussy. J’ai cessé progressivement après 1952, où un grave accident d’auto m’a rendu la station debout très pénible. Alors, j’ai pu enfin me consacrer entièrement à la composition. “

– Ce sont vos œuvres d’inspiration corse qui ont attiré l’attention sur vous. Dans quelle mesure sont-elles folkloriques ?

” Elles le sont sans l’être… Quand j’étais enfant, je passais l’été à Bastia chez ma grand-mère qui connaissait tous les contes et toutes les chansons corses ; je ne me lassais jamais de l’écouter, ce qui m’a imprégné de cette poésie au point que Vocero et Sampiero Corso lui doivent d’exister. Pour Les Santons, c’est autre chose : quand nous habitions Mazargues, c’était encore un vrai village où les jolies coutumes provençales subsistaient très vivaces : j’y ai vu dix fois le Messe de Noël et les Pastorales ! Pour les Lettres de mon Moulin, elles sont nées au cours d’un séjour à l’Abbaye Saint-Michel de Frigolet où Pagnol tournait son film. Depuis, j’ai un peu abandonné cette veine méridionale au profit d’œuvres moins pittoresques. “

– … qui ne me semblent pas pour autant pouvoir être définies comme ” musique pure “… En effet, vos œuvres récentes ont incontestablement des supports intellectuels ou même idéologiques, un peu comme les grands poèmes symphoniques de Liszt. J’espère ne pas vous choquer par cette comparaison ?

” Il est vrai que je suis trop méditerranéen pour écrire dans l’abstarction. Par exemple, mon Eloge de la Folie (qui devait être crée au Festival de Strasbourg… sans les évènements de mai 68) pose au fond un peu l’éternel débat de l’homme entre le Vice et la Vertu, ici entre la Sagesse et la Folie… La Symphonie du Tiers-Monde (qui stigmatise colonialisme et racisme) m’a été commandée par les Concerts Colonne pour célébrer le centenaire de Berlioz. “

– Aimeé-vous particulièrement sa musique ?

” Pas tellement, mais j’admire en lui l’homme et le révolutionnaire, la façon qu’il avait de se rebeller contre la société de son temps. A cent ans de distance, c’est toujours le même combat : il faut changer le monde, et les étudiants de mai 1968 ont raison, comme Berlioz en 1858… Je travaille en ce moment à un poème symphonique que j’appelle Chant pour le Vietnam, – une manière de m’engager… “

– …qui prouve que la vraie jeunesse n’est pas une question de génération ni d’âge, mais de cœur et d’esprit…

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