Interview d’Henri Tomasi par Henri Gaubert
Musica, décembre 1956

 

 

D’accord – commençons par le commencement : le livret. Si j’en reçois beaucoup? Voyez-vous cette grosse armoire : elle en est pleine. Si, je les lis tous. Mais la première élimination est rapide : J’écarte délibérément tout ce qui est dépourvu d’ humanité et de mystère, tout ce qui n’est pas enveloppé d’atmosphère dramatique ou mystique.

Un livret qui me plaît, je le lis, le relis, m’en imprègne. je l’emporte dans ma poche, je le compulse dans la rue, je m’en repais dans le train, en voiture (évidemment, c’est ma femme qui conduit, alors), en attendant l’autobus, en promenade.

Une fois mon choix arrêté, je cherche, tout d’abord à camper mes personnages, je construis leur psychologie. Par une sorte de… mimétisme, je me glisse dans la peau de chacun d’eux, je suis tour à tour chacun d’eux. Mais oui, bien entendu, j’ai été, aussi, Antinéa ! (C’est exact, la ” première ” est prévue pour la fin de l’hiver, à l’Opéra). Travail, qui ressemble fort à celui du comédien, ou du metteur en scène. Non à ce stade du travail, le bruit ne me gêne pas, je ne l’entends même pas – ce qui est, d’ailleurs, assez dangereux pour moi, lorsque je traverse une rue. Mais si à ce moment-là je suis imperméable au bruit, le moindre son musical, en compensation, me distrait…

Et voilà qu’un beau jour, autour d’un de mes personnages, s’est opérée, sans que je m’en doute, une sorte de cristallisation. Non… ce n’est pas encore un thème musical; plutôt, des résonances musicales. Des “climats”. Ainsi, peu à peu, surgit le sujet, revêtu d’une sorte d’armature rythmique qui prend forme, insensiblement. Et cela va donner un thème – soit douloureux, soit joyeux, soit dramatique, mais expressif. Je veux dire par là que ce thème constituera une des expressions de l’individualité présentée – car l’homme est rempli de contradictions, et je ne peux résister à la notation de ces dernières. C’est ce que j’appelle “habiller mon personnage”. Ainsi, peu à peu, celui-ci continue à se cristalliser. Et le thème commence à surgir. L’impression que j’éprouve, alors? Ah! Vous m’embarrassez. Je comparerai assez bien cela à la satisfaction étonnée du jardinier qui a bien préparé son terrain, qui a semé, et qui, un beau jour, voit surgir du sol une plante qu’il ne connaissait pas encore. Bien entendu… il faut procéder de même pour chaque personnage. C’est long, douloureux, passionnant. Rien à faire pour résister je me sens entraîné comme un galet dans un torrent!

Les thèmes sont trouvés. Fort bien. Il importe alors d’établir mon plan : succession des scènes, des actes, évolution de l’action.

Nous voici maintenant à la période de composition pure. Ma femme et mon fils assurent que, pour la maisonnée, s’ouvre alors une période vraiment… dramatique. On établit le barrage : plus de visites, porte condamnée, plus de téléphone. Etat d’alerte continuel : de jour, de nuit, en plein repas. Tout à coup, il faut tout laisser pour se précipiter au piano. On se promène ? Il s’agit de rentrer précipitamment, pour fondre sur le clavier. La nuit, tout à coup, je m’éveille, j’allume toutes les lampes ; comme à ce moment-là les voisins apprécieraient peu la musique, je note par écrit, – en attendant impatiemment le passage des voitures des laitiers. Alors, je fais autant de bruit qu’eux. Combien de temps ça dure ? Quatre jours, huit jours… Puis je me trouve plongé dans un état de prostration effroyable ! Evidemment : à la fin, travail d’orchestration – pendant plusieurs mois. Ouvrage de peintre : je cherche la couleur de chaque scène.

Ne croyez pas cela! Bien au contraire, je ne déteste point travailler à deux ouvrages à la fois. A la condition que les deux sujets soient d’esprit différent, sinon opposé. Tout récemment encore, alors que je travaillais à cette ” Antinéa ” que je viens de terminer, je me délassais – si l’on peut dire – du drame saharien de Pierre Benoit en menant de front une petite composition comique : Les Folies mazarguaises… Besoin d’équilibre, sans doute.

Oui. Au moment d’entreprendre une œuvre, je me documente de toutes les manières possibles. Ainsi, avant de composer mon “Antinéa”, j’ai dévoré une bibliothèque entière sur le Sahara d’hier et d’aujourd’hui, et sur la fameuse Atlantide… Pour Don Juan de Mañara, c’est un peu différent : ce sujet, je le portais en moi depuis ma jeunesse, je n’ai jamais cessé d’y penser. Et je puis bien vous dire que, dans cette œuvre, j’ai mis tout mon amour. Pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire? A la vérité, j’ai longtemps hésité : écrire un “Don Juan”… après Mozart! Cette seule pensée me remplissait de terreur. Mais, un beau jour, il a fallu que ça sorte…

 

 

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