Interview HT par Martine Cadieu, Les Nouvelles Littéraires
31 mai 1962

 

 » Moi, je passe toujours d’un extrême à l’autre ; je suis profondément méditerranéen ; nous sommes tous comme cela  » là-bas « , en Provence ou en Corse : de l’exaltation la plus insouciante au pessimisme le plus noir !  » (…)
 » Je ne rêvais que de la  » Grande Bleue  » ; je me sauvais du Conservatoire pour aller à La Pointe Rouge. J’étais fou des calanques, bien plus séduisantes pour moi que Bach et Beethoven. Ce n’est que vers l’âge de 16 ans que j’ai eu la révélation de la musique en entendant Carmen. Pour moi, Carmen reste le grand secret du théâtre lyrique, et j’ai une grande admiration pour Bizet, qui a tout dit en deux heures, le drame, la sensualité, la poésie, la vie…

– Quelles furent les autres révélations ?

 » Il y eut La Bohème, Boris Godounov, Pelléas. Moussorgsky et Debussy n’ont pas quitté mon cœur. Et puis j’ai aimé Ravel et Chabrier, ce dernier pour son côté français, il m’a aidé dans la compréhension de ce que devait être l’opéra-bouffe ; j’aime ses chœurs. (…)
 » Je ne dis pas que Wagner n’est pas un génie, mais il m’est étranger, je suis trop méditerranéen pour l’aimer, et trop debussyste peut-être.

-Qu’est-ce qui vous intéresse particulièrement dans l’art lyrique ?

 » Les personnages ; j’aime tirer leurs ficelles, je m’attache à leur caractère, à leur psychologie. Ensuite je m’efforce de les rendre vivants par leur expression musicale. (…)

-Regrettez-vous d’avoir abandonné la direction d’orchestre depuis quelques années ?

 » Pas beaucoup. Je n’aimais guère répéter inlassablement les mêmes œuvres, voyager comme un fou sans rien voir, et seule la composition m’intéresse vraiment. Et puis j’adore vivre en bohème, porter des pull-overs, ne pas m’occuper de  » l’extérieur  » ; le seul fait de me mettre en habit tous les soirs me coûtait. (…)

 » Je vais travailler avec un auteur que j’aime beaucoup : c’est Giono. Nous allons faire ensemble La Naissance de l’Odyssée. C’est l’histoire d’Ulysse qui, au bout de vingt ans de mariage, en a assez d’être avec Pénélope. Il s’en va, bourlingue, puis dans un port rencontre Ménélas qui revient de la Guerre de Troie. Ménélas lui raconte que Pénélope la trompe avec Antinoüs… Homère,  » en bon poète « , dit Giono, a fait d’une histoire banale, une épopée ! Alors Ulysse revient vite chez lui… C’est un opéra à la fois lyrique et bouffe, très méditerranéen ; sujet et dialogues merveilleux pour moi !

– Prenez-vous beaucoup de notes avant d’écrire une œuvre longue ?

 » J’accumule, puis je fais des plans, je choisis ; lorsque je me mets à composer, tout est prêt et je travaille à perdre haleine. Je peux travailler n’importe où ; pourtant je préfère un beau paysage, la détente, la solitude. Certains lieux inspirent.

– N’est-ce pas Ravel qui vous avait prédit une carrière dans le domaine du théâtre lyrique ?

 » Ma rencontre avec Ravel, à Montfort-Lamaury, après mon Prix de Rome, m’a impressionné. Il m’a donné beaucoup de conseils pour l’orchestre ; pour le reste il m’a dit avoir confiance en mon intuition.

– Avez-vous connu Falla ?

 » C’est moi qui ai donné la première audition du Rétable en France. C’était un petit bonhomme dans mon genre, mais très sec, un Espagnol qui sentait l’Inquisition ! Je l’adorais, comme j’adorais sa musique. Après la Guerre d’Espagne, il est devenu tourmenté et mystique.

– Et comment était Ravel ?

 » Précis, méticuleux. Chez lui cela sentait l’horloger…J’avais été reçu par une vieille bonne, la maison était parfaitement rangée, claire ; oui, précise comme sa musique.

– Que pensez-vous de la musique contemporaine ?

 » La musique qu’elle soit tonale ou atonale, dodécaphonique ou électronique, est belle quand elle naît d’idées, d’inspiration vraie. Mais je suis contre tout ce qui devient un système.

– Avez-vous un violon d’Ingres ?

 » La lecture. Je crois que pour un compositeur la lecture est essentielle.

– Quels sont vos auteurs préférés ?

 » Camus, qui a tout dit avec limpidité et poésie. C’est un auteur complet. Noces est pour moi l’expression la plus parfaite de ce qu’est l’Algérie, que je connais pour y avoir séjourné. J’aime aussi – car j’ai des affinités avec eux – Giono et Bosco. Je m’intéresse à la littérature italienne : je connais bien Moravia, je découvre Pavese à travers Le Métier de vivre.

– Et la poésie ?

 » J’en lis peu. Pour moi, elle doit être musicale. Je mets Baudelaire au-dessus de tout, puis Verlaine et Valéry. Je m’arrête là, les modernes me paraissent trop cérébraux.

– Pas d’autres distractions ?

 » La mer, la nature, le soleil qui me sont indispensables. Je n’aime pas vivre à Paris. Je trouve que la  » centralisation  » est odieuse. Les Italiens sont mieux lotis que nous ; on peut être compositeur et habiter Florence, ou Turin, ou Naples, mais en France tout est à Paris, Radio, Concerts… C’est affligeant ! J’aimerais assez habiter l’Italie. De toute façon je souffre loin de la nature, et quand je peux, je fuis à Ibiza. J’aime les îles…

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