Guide du Concert, Yves Hucher
Un entretien avec… Henri Tomasi

 

Un enfant heureux ce doit être “Claudinet”, entendez le tout jeune Claude Tomasi – cinq ans. Il a déjà son “coin”, Le Coin de Claudinet, “Douze pièces faciles pour Piano”, écrites par Papa, illustrées par Maman. Mais, hélas ! il va bientôt devoir aller à l’école ! et… renoncer aux voyages !

– En effet, me dit Henri Tomasi, je mène une vie errante, tantôt à Monte-Carlo…

– où vous êtes premier chef d’orchestre à l’Opéra.

– …tantôt à Vichy…

– où vous dirigez, durant la “saison”, l’Opéra et les concerts…

– Ajoutez à cela que je suis invité chaque année, au Concertgebow d’Amsterdam, à Hilversum et à Genève, que je sillonne la province, le Luxembourg, la Hollande et la Suisse…

– et que vous devez penser aussi au public parisien, toujours heureux de vous revoir, de vous entendre et de reprendre contact avec vos oeuvres.

– Je crois que c’est nous qui ne pouvons nous passer de ce contact nécessaire et de cette ambiance dans laquelle nous devons nous retremper après avoir vécu six mois de l’année… ailleurs.

– Et que pensez-vous de ces publics divers que vous fréquentez ?

– Beaucoup de bien. Ils sont divers, mais toujours sincères et spontanés. Les efforts entrepris ces dernières années pour le développement et la décentralisation de la culture musicale se font déjà sentir, et nous ne pouvons que nous en féliciter.

– Et que dirigez-vous le plus volontiers ?

– Mais tous les classiques, bien entendu, et à l’étranger plus volontiers encore que chez nous, les oeuvres françaises qui tiennent une place de plus en plus grande.

– Et quels sont vos projets pour cette saison ?

– A Paris, l’Opéra doit reprendre “Les Santons” …

– dont le cinéma nous a donné une remarquable reproduction qui, je veux l’espérer, a été projetée sur les écrans de province…

– …et à l’Opéra-Comique, nous reverrons, je pense, la Rosière du Village. J’ai terminé deux ballets : “La Féerie Laotienne” sur un livret de José Bruyr et la “Nuit obscure de Saint Jean de La Croix”. Ici, ce n’est plus moi qui interromps la phrase commencée, mais l’inévitable téléphone. J’en profite pour jeter un coup d’œil sur le bureau. Devant un pupitre où règne, seule, en pleine lumière, une grande page qui contient le canevas de l’œuvre en chantier, est ouvert un manuscrit : les signes sont rapides, à peine esquissés et pourtant parfaitement lisibles. Tout est clair, aéré, net, propre. On sent l’ennemi du “truquage”, de l’effet facile, c’est là le manuscrit de quelqu’un qui dit ce qu’il a à dire, sans préméditation, ni effort, ce qui ne veut pas dire sans préparation ni travail. Mais la conversation téléphonique est achevée. Mon indiscrétion est découverte, ce qui m’évite une question indiscrète !

– C’est là, la partition de “Miguel Mañara”, d’après le Lithuanien Milosz.

– un opéra ?

– Quatre actes et six tableaux.

– Pour cette année ?

– Ne soyons pas si exigeants !

– Et quels sont vos projets immédiats ? Ne venez-vous pas de diriger l’Orchestre Lamoureux ?

– Oui, après avoir en le plaisir de prendre contact avec la belle jeunesse qui bénéficie des concerts éducatifs de Colonne. Quel enthousiasme spontané et quelle foi compréhensive !

– Mais vous repartez ?

– Oui, pour Monte-Carlo. Je serai ici au début de mars, pour régler une série d’enregistrements : le Concerto de trompette, le Concerto d’alto, le Vocero, Tam-Tam…

– Donc, nous vous garderons un bon moment ?

– Pas trop. Car je dois penser aussi aux grandes semaines internationales de musique qui vont se dérouler, cette saison, à Vichy, et simultanément au théâtre et au concert. Ce sera, je crois, une très grande saison.

– Nous vous entendrons bien cependant à la radio ?

– Oui, le 2 mars, je donnerai, avec l’Orchestre National, un concert de musique moderne dont la 1ère audition de mon nouveau Concerto pour saxophone. Par ailleurs, Jean Fournet fera entendre mes Fanfares liturgiques le 4 mars, aux Concerts Lamoureux. Nouvelle interruption ! Ce n’est plus le téléphone ! C’est une charmante visiteuse qui répond au nom de “Folette”…

– Une petite chienne perdue que nous avons recueillie à Marseille.

A ce nom, un souffle a passé dans la pièce… Je me souviens qu’Henri Tomasi est Corse, et nous évoquons “son” pays qui n’est pas son pays natal puisqu’il vit le jour à Marseille… Il me dit son regret de ne pas être marin. et je pense à Debussy, à Roussel, à Jean Cras. “Follette” vient de mettre une patte sur un tronc d’arbre… pardon, sur le tam-tam qui prend sa place dans l’orchestre lorsque l’on joue l’œuvre qui en a reçu le nom. Notre entretien se poursuit, debout, car de cette évocation de la mer, nous nous sommes levés pour contempler une imposante collection de bateaux. Naviguons ! Naviguons !

“C’est vers”… ce beau pays, ” énorme et délicat “

“Qu’il faudrait que mon cœur en peine naviguât …”

O Verlaine, pardon ! Mais entre le moyen-âge et la Corse, entre la musique de tes vers et certains accents du musicien à qui je parle de toi, il y a tant de liens !

– Ceux-là sont mes maîtres, me dit maintenant Henri Tomasi. Voyez : Vidal, Caussade, Gaubert.

– De celui-ci, j’évoque justement en cet instant les “Quatre poèmes de la Mer”, pour lesquels j’ai une prédilection.

Or tout s’enchaîne, tout semble s’appeler et se répondre dans le bureau de ce musicien pour qui le paysage est un état d’âme, Odette Camp-Tomasi n’est-elle pas un peintre de très grand talent, qui nous parle, elle aussi, de la Corse, de la mer, de la beauté d’un paysage entrevu ou longuement contemplé ?

Et soudain, je songe qu’il va falloir prendre congé, et que nous commençons à peine à bavarder. Je pose cependant toutes mes questions, celles que l’on prépare… et les autres…

Et si vous voulez les connaître et entendre les réponses, reportez-vous au numéro du Guide du 6 février 1932. Le moins de trente ans qu’était alors Henri Tomasi avait déjà répondu à ces questions, et José Bruyr était le souriant bourreau… Or, Henri Tomasi n’a pas changé. Certes, il ne dit plus qu’il “rêve” de théâtre, ni qu’il “s’est essayé” à écrire un opéra. Mais il a toujours pour Ravel et Florent Schmitt les mêmes mots, pour la mer et la musique, les mêmes amours, et sur le visage le même sourire, la même jeunesse, et la même flamme …

 

Yves Hucher

Le Guide du Concert, 24 février 1950

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