Entretien avec… Henri Tomasi par Claude Chamfray
Le Guide du Concert, 12 mars 1954

 

Henri Tomasi… Le teint halé d’un marin. Une pointe d’accent méridional. Le regard clair et légèrement voilé du rêveur. L’allure vigoureuse de l’homme qui aime le contact direct avec la nature sauvage.

Ce Corse d’origine qui n’a jamais voyagé qu’en imagination, a pourtant écrit plusieurs oeuvres musicales aux sujets exotiques. Mais contrairement à d’autres compositeurs, il n’a point cherché à utiliser des thèmes originaires des pays étrangers. Sa musique n’est pas à base folklorique. Le folklore, il le crée à sa façon. Il le fait naître de son imagination, évitant ainsi la banalité de ces musiques de bazar et d’exposition coloniale.

L’Atlantide en est un nouvel exemple. Cette Atlantide qui vient d’être créée à Mulhouse (après avoir été inconsidérément évincée à Paris malgré l’assentiment de deux membres du Comité de l’Opéra) et qui remporta un tel succès dans cette ville, qui ne compte pourtant que 100.000 habitants, que deux représentations supplémentaires vont être ajoutées à la série de quatre qui avait été prévue. Puis L’Atlantide ira en Suisse, à Lyon, à Nancy… Bien entendu, c’est sur le nouvel opéra d’Henri Tomasi que la conversation s’amorça.

– Une question nécessaire bien qu’elle manque d’originalité : quand et comment avez-vous eu l’idée de mettre L’Atlantide en opéra ?

– Il y a longtemps que j’avais remarqué les possibilités qu’offrait à un musicien ce roman de Pierre Benoit. L’idée d’en faire une oeuvre lyrique remonte au temps où je lisais cette oeuvre pour la première fois. Or, ayant été demandé pour écrire la musique des Agriates – dont l’action se situe en Corse – je m’étonnais un jour devant Pierre Benoit que L’Atlantide n’ait pas encore fourni le sujet d’un opéra. J’appris ainsi qu’un compositeur avait voulu utiliser le roman à cette fin. ” Mais on avait fait ouvrir la bouche à Antinéa. C’est une erreur “, me dit l’écrivain ! Je réfléchis alors au moyen de traiter le personnage principal sans le faire chanter. J’imaginais un compromis : le ballet étant un genre actuellement en pleine vogue, pourquoi ne pas confier le rôle à une danseuse? Je soumis mon projet à Pierre Benoit, qui l’accepta. Ceci se passait il y a deux ans et demi. Peu après, j’étais victime d’un accident qui m’obligeait à une immobilité prolongée. Je venais d’achever Don Juan de Mañara, et profitai de ce repos forcé pour travailler à L’Atlantide.

– A en juger par son audition à la radio, vous avez introduit dans cet opéra une importante partie symphonique, et qui se suffit à elle-même puisque l’on n’est aucunement gêné par l’absence du spectacle – pas même par l’absence de celui de la danse.

– Dans cette partition, j’ai voulu, d’une part, traduire la psychologie des personnages, d’autre part, créer un climat sonore mystérieux et sensuel. Les récitatifs sont rapides. Mais les chanteurs chantent, car c’est là une oeuvre lyrique ; et il y a une trame symphonique en quelque sorte naturelle. Le ballet des djinns, la valse dans la crypte, le tournoiement qui entraîne Saint-Avit dans le crime : tous ces passages sont symphoniques et je compte tirer de L’Atlantide une suite pour orchestre qui ne nécessitera aucune modification du texte initial.

– Les retours de thèmes que j’ai constatés correspondent-ils, dans votre oeuvre, à des retours de personnages?

– Je ne suis point partisan du procédé employé par Wagner. Il est, à mon sens, invraissemblable d’habiller un personnage toujours avec le même thème. Les états d’âmes changent. Donc mes thèmes aussi. Quand je les reprends, c’est sans insistance. Je fais parler Morhange un peu comme le Père de Foucault, avec austérité. Ceghir est oriental, mais j’ai évité d’appuyer ce trait. Saint-Avit est représenté par une musique passionnée. Tanit, elle, est par essence plus près du folklore puisqu’elle est une esclave. Chez Antinéa, j’ai marqué le caractère africain et mystérieux, mais je n’ai pas voulu la situer dans le temps. Bref, le côté thématique est traité à la manière de Bizet dans Carmen.

– Opéra que vous admirez, je suppose ?

– Pour moi, Carmen et Pelléas réunis représentent le modèle-type de l’opéra parce qu’on y trouve la passion, la sensibilité et un ” climat “. Ce sont là mes oeuvres de chevet.

– Il y a précisément antinomie entre votre volonté d’exprimer la psychologie de vos personnages de théâtre, ce qui implique une musique intérieure et de couleur un peu sourde, et votre orchestration toujours lumineuse et colorée. Est-ce ici le Méditerranéen qui réapparaît ?

– Sans aucun doute. J’ai passé mon enfance en Corse et en Provence et les impressions poétiques qui m’ont marqué à cette époque ont laissé des empreintes persistantes. Or les demi-teintes n’existent pas là-bas. Il n’y a que la pleine lumière et des ombres profondes. Point de demi-teintes. C’est pourquoi je n’aime pas les “moitié-moitié” comme l’on dit dans le ” Nord “. J’aime au contraire la musique claire. Pour moi cet art se compose de trois éléments : rythme, mélodie et climat sonore. Je cherche toujours leur synthèse. Autre conséquence de mon besoin de clarté : le désir de m’exprimer dans un langage concis. A l’origine L’Atlantide comportait cinq heures de musique. A la création, elle n’en avait plus que trois. Depuis, je l’ai encore allégée en supprimant un fragment qui durait vingt minutes.

– Avez-vous une nouvelle oeuvre en chantier ?

– J’écris en ce moment Sampiero Corso, opéra sans folklore.

– Il me semble que vous vous refusez à utiliser des thèmes populaires dans vos oeuvres ?

– Je ne veux pas être obnubilé par le folklore. Ce qui m’intéresse, c’est le côté humain ou historique des personnages et sujets que je traite.

– Même lorsque vous écrivez un ballet ? Dans Noces de Cendres, par exemple. récemment créé à Strasbourg et que le Festival de Vichy présentera cette saison ?

– Dans ce ballet, J’ai traité la guerre par un scherzo. Le thème de la femme qui en revit les atrocités, exprime une lassitude dramatique. Là aussi, j’ai voulu créer un climat sonore en peignant les horreurs de la guerre, un peu comme l’avait fait Goya.

– Et maintenant, quels sont vos projets ?

– Écrire Nuits de Provence, qui formera une suite de quatre Nocturnes. Ce seront des impressions poétiques : Les Saintes-Marie avec leur camp de gitanes ; Les Baux avec leurs troupeaux traversant les collines par une nuit étoilée ; La Nuit de la St-Jean, sorte de ronde qui, cette fois, utilisera un thème populaire tandis que pour Les Antiques j’ai imaginé le passage des Légions Romaines.

– J’en suis à me demander qui domine en vous, du musicien psychologue ou du poète ?

– J’aime la musique dramatique ; mais je me sens porté vers des évocations poétiques. – Pourtant vous avez composé ce qu’on dénomme de la ” musique pure ” : des Concertos, de la musique de chambre…

– Savez-vous qu’il est difficile de savoir où s’arrête la ” musique pure ” ? Voyez Beethoven avec sa Symphonie Pastorale. Voyez Ravel et Debussy… Le point de départ d’une oeuvre musicale peut être un paysage, ou le mystère qui se dégage d’un être humain. En ce qui me concerne, ce sont des sensations que j’absorbe et que je transforme en musique. La lecture d’ouvrages littéraires excite mon imagination. Quand je lis Giono ou Bosco, je transcris immédiatement leur texte, en musique. Partout, même en voyage, même dans le train, je compose de la musique…

– Il est une question que je me suis souvent posée à votre égard : comment un chef d’orchestre peut-il être un compositeur original et se soustraire à la pénétration inévitable de la musique qu’il dirige ? Comment peut-il éviter de devenir un plagiaire inconscient ?

– Dans mon cas, il n’y a pas de secret mon manque de mémoire explique tout ! – Voici donc un travers bienfaisant et qu’on souhaiterait trouver chez bien des compositeurs ! D’autant que si vous oubliez vite vous devez retenir momentanément avec facilité puisque vous dirigez souvent par cœur. Mais, au fait, votre activité de chef d’orchestre ?

– Elle continue. Je pars tout à l’heure pour Mulhouse. De là j’irai à Alger. Puis je dirigerai une série de concerts en Hollande.

– Comment trouvez-vous donc le temps de composer ?

– Pour écrire, je me retire dans quelque coin perdu de Corse ou de Provence…

 

Décidément, Henri Tomasi est un poète invétéré !

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