POUR UN THEATRE LYRIQUE QUI NE SOIT PAS DERACINE
par HENRI TOMASI – ” La Revue Musicale ” n° 230, 1956

 

 

Le théâtre lyrique a ses lois. II faut les accepter, sinon le public qui y est encore attaché se détournera de cette forme d’art. On ne va pas au théâtre pour retrouver la vie quotidienne, mais justement pour l’oublier. Il faut accepter le ” jeu “, c’est-à-dire admettre les conventions du genre, celle du chanteur, celle du danseur, celle d’un lyrisme qui traduit certaines émotions. Nul ne les exprimera mieux que la musique parce qu’elle dépasse et prolonge le sens des mots. Seule, la musique peut atteindre cet inexprimable car elle est d’essence divine. Alors que la plupart des autres arts se contentent d’interpréter, elle est capable, elle, de créer quelque chose du néant.

Accepter les conventions du théâtre lyrique ne veut pas dire qu’il ne faille pas chercher à rajeunir la forme. Aucun moyen n’est à négliger. Rien n’empêche le langage harmonique moderne d’avoir une ligne mélodique qui mette en valeurles voix. Pour le compositeur, c’est une question de sensibilité, de lyrisme, d’invention thématique et de sens du théâtre. Aussi, avant d’aborder ce genre, est-il indispensable de connaître à fond son métier de “symphoniste”, tandis que le contraire n’est pas nécessaire. On peut parfaitement écrire une symphonie avec deux ou trois thèmes. Au théâtre, il faut avoir des idées à revendre. Il y a un sens dramatique de la scène. Question de tempérament. Que celui qui n’a ni idées mélodiques, ni sens du rythme, fasse n’importe quoi, sauf oeuvre lyrique.

Ce qui est certain, c’est qu’il faut faire chanter les chanteurs, et danser les danseurs, vérité première qu’on se voit obligé, hélas, de rappeler aujourd’hui. Laissons donc la comédie aux comédiens, les chanteurs ne sont pas faits pour déclamer, il ne faut pas l’oublier. Il est toujours dangereux de mélanger les genres dans l’opéra. Les précédents de Wagner et de Debussy sont exceptionnels et il n’est pas recommandé de les suivre dans cette voie.

Les oppositions sont indispensables. Il faut donc une grande variété et des contrastes dans les scènes. Les modulations sont d’une importance capitale. Tous les langages harmoniques sont valables pourvu qu’ils soient employés á bon escient, selon la nécessité. Personnellement, je ne suis pas hypnotisé par tel ou tel système érigé en recette infaillible. Je n’en ai pas, car il n’y a pas de panacée. Chaque sujet, chaque forme choisie, commande mon écriture. Telle situation dictera mon inspiration sans que je m’embarrasse d’un préjugé quelconque. Je compose selon mon tempérament, selon mon cœur. Tout en n’ayant pas craint d’employer souvent les moyens d’expression les plus modernes, je suis resté un ” mélodiste “, car je persiste á croire que la mélodie est une des bases fondamentales de la musique.

Quant au procédé du leitmotiv employé par Wagner, je n’en suis pas partisan. J’estime même que c’est une erreur. Il est, à mon sens, invraisemblable et trop simpliste d’habiller toujours un personnage avec le même thème, qui devient alors un carcan. Un personnage peut avoir des sentiments divers, voire contradictoires. Les états d’âme varient et mes thèmes changent avec eux. Si je les reprends, c’est sans insistance. Il ne fait pas de doute que ce système primaire du leitmotiv a fait faillite, de même que le récitatif debussyste. Pour ces diverses raisons, Carmen restera toujours à mes yeux un chef-d’œuvre.

J’aime qu’une œuvre lyrique reflète un ” climat ” psychologique. Je suis un Méditerranéen. J’ai passé mon enfance en Corse et en Provence et les impressions poétiques qui m’ont marqué à cette époque m’ont laissé de fortes empreintes. C’est pourquoi je préfère aux demi-teintes la pleine lumière et les ombres profondes. J’aime ce qui est construit, ce qui est net, ce qui est sain. On donne trop dans le morbide, à l’heure actuelle. Rien ne vaut la nature et le soleil.

Les snobs, les esthètes en chambre ne m’intéressent pas. J’écris mon théâtre pour le grand public, c’est-à-dire celui qui, à la sortie du travail, fait la queue pendant des heures dans le froid, sous la pluie et la neige et qui, impatiemment, attend ” les trois coups “.

X