Hommage de Vercors

 

 

 

Qu’on me permette de faire précéder cet hommage à la mémoire d’Henri TOMASI par une réflexion générale sur la musique, qui me permettra de mieux situer le grand compositeur dans le contexte de son époque.

Et commençons par le commencement, c’est à dire par quelques définitions. Car il n’est pas indifférent, comme on le verra, d’examiner comment d’un dictionnaire à l’autre, la Musique a été définie au cours des temps.

Dans le Littré, c’est l’Art de combiner des sons harmonieux. Si l’on se reporte alors à la définition de l’harmonie, c’est l’Art d’accorder des sons agréables à l’oreille. Jusqu’au XXème siècle, la Musique a donc été l’Art de combiner des sons agréables à l’oreille.

Or dans le Robert actuel, que voyons-nous ? D’abord, que la Musique est devenue l’Art de combiner des sons musicaux, ce qui la réduit déjà à une étrange tautologie, puisque c’est définir la musique par la musique, comme les médecins de Molière définissaient la maladie par les humeurs peccantes. Mais il y a plus singulier encore. Car au lieu de s’en tenir, comme il est de règle, à cette seule définition, voilà que le Robert en ajoute une seconde, quelque peu contraire à la première, puisque cette fois y sont absentes non seulement toute notion d’harmonie, mais jusqu’à toute notion de musique : Art d’organiser une durée avec des éléments sonores.

Et l’on voit bien ce qui a contraint le Robert à ces définitions embarrassées. Car s’il s’était borné à l’énoncé originel : l’Art de combiner des sons harmonieux, il s’en serait suivi qu’un art qui organise des sons non harmonieux se fût trouvé exclu de la définition. Le dictionnaire se trouvait donc devant un choix : ou bien renvoyer le lecteur à un autre article, un autre terme à inventer, par exemple celui de Sonorique ; ou bien faire entrer de force, dans l’article Musique, un art contraire à sa définition première, à la manière du docteur Knock définissant la Maladie par l’état dangereux des personnes en bonne santé.

A ce que je viens d’écrire, on mesure mon audace : prétendre disputer, à cette variété foisonnante d’arrangements sonores qu’est la “musique” actuelle, le droit d’appartenir au domaine musical ! Qu’on ne croie point surtout que je récuse leur valeur, et encore moins leur intérêt majeur dans leur propre domaine. Ce que je récuse, c’est de créer l’ambiguïté, c’est de confondre les genres, c’est de forcer les frontières subtiles et spécifiques de la Musique, et d’en occuper le terrain par toutes les stridences imaginables. Car cette confusion et cet envahissement comportent un effet dévastateur : ils stérilisent, par ce qu’on appelle le “terrorisme en art”, toute autre forme de composition, qui voudrait respecter les règles de l’harmonie. C’est tout un pan de la Musique que ce qui devrait se nommer honnêtement Sonorique a remisé abusivement au magasin des accessoires. Bref, loin d’être un enrichissement du domaine musical, c’en est un désastreux appauvrissement. Au lieu que, si Musique et Sonorique se reconnaissaient deux arts franchement distincts, si la liberté se retrouvait de composer selon la définition de chacun de ces arts, l’un voué aux seuls sons harmonieux, l’autre à tous ” éléments sonores “, combien de symphonies ne reverrait-on pas fleurir dans l’art mourant de l’harmonie !

L’on devine maintenant le pourquoi de cette longue introduction. C’est pour montrer qu’à la ” terreur ” qui sévit dans la Musique depuis bientôt un demi-siècle, il s’est trouvé au moins un réfractaire, un farouche opposant, et cet audacieux-là, ce fut Henri Tomasi. Il fallait – il faut toujours – un fier courage spirituel, et même un fier courage social, pour maintenir contre vents et marées l’art musical dans la beauté ” agréable à l’oreille ” de sa définition originelle, dans l’authenticité de sa noblesse première, quand le seul mot d’harmonie ne provoque que sarcasmes, qu’excommunication. Et c’est pourquoi, outre ma considération pour le talent d’Henri Tomasi, je voue une estime et une gratitude particulières à l’homme de conviction et de courage qu’il a été.

Et qu’on n’aille pas s’imaginer que ces sentiments-là et cette estime admirative pour sa musique, fussent la conséquence de ce qu’il a mis en musique mon Silence de la Mer. Si je l’ai, au contraire, autorisé à faire de mon récit la belle cantate que l’on sait, c’était parce que déjà son grand talent m’était connu, et parce que le goût que j’en avais m’avait fait souhaiter de rencontrer le musicien. Je n’ai eu ce bonheur qu’à la dernière partie de sa vie. Mais, dès le premier contact, une profonde entente s’établit entre nous. Dans presque tous les domaines de l’art et de la pensée (le ” presque ” n’est là que par scrupule) nous nous sommes trouvés en accord. Et dans la conception qu’il me disait de son art, je reconnaissais ce qui me guidait dans le mien : le même goût pour la clarté, pour la mesure, la même application à un travail châtié. Je ne suis pas musicologue, seulement un modeste auditeur de concerts. Je ne saurais donc sans prétention me livrer à une étude analytique de la musique d’Henri Tomasi ; ni davantage m’étendre sur sa technique symphonique et instrumentale. Je puis seulement témoigner de la haute qualité du plaisir que cette musique me donne. Elle a subi après sa mort – c’est le sort commun des créateurs – un temps d’effacement relatif. On est en train de la redécouvrir, je m’en félicite avec joie, et pour plusieurs raisons : parce que cette renaissance est d’abord une reconnaissance, celle de la grande valeur de cette œuvre émouvante et solide ; et parce que celle-ci va de nouveau pouvoir être entendue du public mélomane ; et parce que, enfin, pour en revenir à mon premier propos, elle nous montre que la ” sonorique ” n’a pas réussi à tuer complètement, dans le domaine de la musique contemporaine, celle qui entend se perpétuer dans le respect de l’harmonie. Et pour cette raison-là, tous ceux qui comme moi restent attachés à cette forme d’art, diront qu’Henri Tomasi a bien mérité de la Musique.

VERCORS, 1986

 

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