A Ferula, Claude Tomasi
Célébration nationale et stature internationale
Henri Tomasi
Le premier compositeur corse

 

 

Ajaccio, 16 mai 2001 : sur la place du marché derrière l’Hôtel de Ville, me voici à choisir un fromage en précisant que je ne suis pas un touriste. – ” Quel est votre nom ? ” – ” To-MA-si ” – ” Ah ! comme le compositeur dont on a parlé à ” Frequenza Mora ? ” – ” C’était mon père ! Ca vous a intéressé ? – “Oui, la Paghiella au violon, c’était brillant, et la Berceuse de Sampiero, avec Régine Crespin… ” – 2001, l’année de la Célébration Nationale du centenaire de sa naissance aura permis pour la première fois à un grand nombre de corses de découvrir qu’Henri Tomasi était le nom d’un compositeur corse célèbre. Plusieurs évènements marquants auront eu lieu dans notre Ile, du printemps à l’automne, de Bastia, à Ajaccio, en passant par Penta di Casinca, et ils auront véritablement été mis en valeur par la Presse (Corse-Matin, La Corse-Votre Hebdo, Le Journal de la Corse, RCFM et même FR3). Un début de médiatisation pour lequel je tiens à exprimer ma très vive reconnaissance.

 

Bastia : coup d’envoi au Théâtre le 12 mai

C’est dans cet ancien Opéra que mon père, en 1959, m’a fait visiter encore à ciel ouvert, mais qu’il n’eut jamais la joie de voir reconstruit, et où il ne put entendre une seule note de sa musique, que, sous la direction de François-Xavier Bilger, l’Orchestre Lyrique de la Région Avignon Provence, interpréta trois œuvres témoignant de la surprenante diversité d’inspiration du musicien. Le programme retenu par la direction du Théâtre présentait les trois principales facettes de sa personnalité : le mystique, le méditerranéen célébrant la beauté de l’univers, et l’homme révolté, l’humaniste engagé dans l’Histoire.

Les Fanfares liturgiques, comme les chiffres de la SACEM le montrent, connaissent un succès international ; après le Concerto de trompette, c’est l’œuvre de Tomasi la plus jouée dans le monde, dans plus de 30 pays ! Evoquant la Passion du Christ, sa puissance d’émotion spirituelle bouleverse irrésistiblement tous les publics. Si les 12 Chants corses pour chœur de femmes a cappella sont à l’évidence enracinés dans la tradition (Vocero, U merre pastore, Ninina, etc), ils sont le fruit d’un travail d’harmonisation subtil qui ajoute à leur universalité. Interprétés par la ” Maîtrise Gabriel Fauré ” (que dirige Thérèse Farré-Fizio), ils ont été tellement appréciés au Japon, que l’éditeur (Henry Lemoine) en a publié une version avec les titres traduits en japonais ! Une anecdote – authentique – illustre leur grande popularité : en 1987 des publicitaires français découvrent un disque pirate, japonais, de ces chants ; l’un des voceros les séduit au point qu’ils le choisissent comme fond musical pour un spot qui passera pendant 3 ans sur les chaînes de télévision (” Un volcan s’éteint, un être s’éveille “).

Henri Tomasi est bien ainsi ce compositeur du 20ème siècle qui ne renoncera jamais à la mélodie ni à l’émotion. Il revendique haut et fort ” la primauté du cœur “, il tient à garder le lien entre musique dite ” savante ” et grand public. Même lorsqu’il aborde des évènements graves – la 2ème Guerre mondiale – dont il donne à entendre la violence comme dans Le Silence de la Mer (la dernière œuvre inscrite au programme de Bastia, interprétée par un jeune baryton, Thomas Dolié-Larrouture), il continue à faire chanter la musique. Il demeure un lyrique qui veut tout exprimer : la tendresse, la passion, l’Esprit du Ciel et l’Esprit de la Terre, l’héroïsme. Ses atouts : une instrumentation colorée (“personne ne peut me faire la pige au point de vue orchestration ! “), des envolées mélodiques, un feu rythmique (la danse tient un rôle de premier plan dans son œuvre : à quand sa Moresca, ou son Vocero, une nuit d’été, sur une place publique ?!.. Cette ardeur à célébrer la vie dans un langage aux sonorités modernes mais séduisant, accessible, est la raison de sa faveur aujourd’hui partout dans le monde, trente ans après sa disparition.

 

” Retour à Penta di Casinca ” le 11 août 1966 :

Ce même été où Henri Tomasi rédige abruptement ses dernières volontés : ” Ni fleurs, ni couronnes, ni cérémonie civile ni religieuse. Enfin la paix sur cette stupide planète ! ” – sa musique continue de magnifier un texte admirable d’Albert Camus, Retour à Tipasa (extrait de L’Eté), qui exalte à la fois l’éblouissante beauté du monde méditerranéen et la volonté de ” retourner au combat avec cette lumière conquise “.

11 août 2001 : entre lauriers-roses et cyprès, le cimetière de Penta, adossé aux montagnes, dominant la mer, est l’harmonie même. Comme tant d’autres dans l’Ile, il est l’un de ces lieux de grâce où mon père venait respirer la splendeur de l’univers, y méditer, et même y trouver l’inspiration : Cimetière marin est ainsi l’une des plus poétiques pages de son superbe Divertimento corsica. Cette œuvre (1951) pour trio d’anches, cordes et harpe, comprend 4 évocations : Sérénade à trois, Danse, La foire du Niolo, et donc aussi Cimetière marin, présenté ainsi par l’auteur : ” La brise dans les cyprès…Chant d’un oiseau…Murmure des ondes venant mourir au pied des tombeaux…Mélancolie des choses et des êtres disparus. “

Ramener les cendres de mon père au cimetière de Penta, était ainsi accorder sa mémoire à son être même, la perpétuer dans la vérité la plus pure de son cœur. Mais quelles paroles graver qui embrasserait ses sincérités successives ?… Celles de Vercors, mises en musique dans Le Silence de la Mer, – parce qu’elles éclairaient au plus juste le destin du compositeur : ” Je veux faire, moi, une musique à la mesure de l’homme : cela aussi est un chemin pour atteindre la vérité. C’est mon chemin. Je n’en voudrais, je n’en pourrais suivre un autre. ” – ?… Ou bien le mysticisme fulgurant du langage de Milosz dans Don Juan de Mañara : ” O mon enfant, si tu savais quelles choses l’homme sait dire à Dieu quand la chair de l’homme se fait cri, – cri de Dieu s’adorant soi-même ! ” – puisque Tomasi en avait fait son chef-d’œuvre (et quel chef-d’œuvre absolu de l’opéra) ! – Mais n’était-ce pas masquer le fait qu’à la suite de la 2ème Guerre mondiale, il avait perdu la foi et rejeté toute confession ?..

Le final de Retour à Tipasa, par son universalité, apportait la réponse, car chacun de ceux qui viendraient au cimetière pourrait l’interpréter selon ses convictions, dans un sens profane ou sacré : ” Au milieu de l’hiver, j’apprenais enfin qu’il y avait en moi un été invincible. O lumière ! O vibrante lumière !… ” Ce sont donc ces paroles de Camus que l’on peut lire sur la stèle. Simplicité, dépouillement : les volontés de mon père.

La fête radieuse qui suivit demeure comme la magie d’une enluminure ! Tous les habitants du village avaient été conviés, tout était offert, et tout fut partage : l’instant du dévoilement de la plaque commémorative par le Maire, M. Joseph Castelli, au flanc du rocher dominant la place, le vin d’honneur servi avec libéralité par la Commune, un portrait du compositeur par le peintre Chisa, un dessin du ” Rocher de Penta ” par Odette Camp (l’épouse d’Henri Tomasi), la soirée musicale enfin en l’Eglise illuminée, permettant la découverte d’œuvres qui touchèrent le public au cœur : les Cantu di Cirnu (pour soprano), Chant corse pour violoncelle, la Ballade pour saxophone, Le Petit Chevrier Corse (pour flûte), des Chants corses a cappella (dont Lamentu di spanettu), et bien sûr le Dio Vi Salvi Regina que Tomasi fut le premier à ” reconstituer et harmoniser “, et à faire éditer, en 1933. Les artistes aussi avaient prêté gracieusement leur concours : la pianiste Viviane Loriaut, la soprano Marie-Claude Solanet, la violoncelliste Anne-Lise Herrera, le flûtiste Nicolas Gabaron, la Chorale de Penta, le saxophoniste Carlo-Felice Giammari. Une excellente sonorisation permit également l’audition en CD des Variations grégoriennes sur un Salve Regina, et de l’œuvre grandiose, pour chœurs et orchestre qu’est Le requiem pour la Paix. Aucun doute ne pouvait subsister sur l’envergure de Tomasi… Marqué pour tous d’une ” pierre blanche “, ce jour, définitivement, le restera :

” La Commune de Penta di Casinca s’honore de compter parmi ses fils l’illustre compositeur et chef d’orchestre Henri Tomasi (1901-1971), grand Prix de Rome, dont le père Xavier Tomasi, flûtiste et folkloriste, est né dans ce village le 30 mars 1876. Les cendres du compositeur reposent au cimetière depuis le 11 août 2001 “.

 

Ajaccio : le centenaire à ” La Marge ” et… ailleurs

17 août, Ajaccio : inauguration – honorée par la visite d’élus insulaires du plus haut rang – de l’exposition ” Henri Tomasi, l’âme de la Méditerranée ” à la Librairie-Galerie ” La Marge ” qui se montre très littéralement fidèle au ” devoir de mémoire ” : ” Je suis né le 17 août 1901, à Marseille, dans le quartier populaire de la Belle de Mai où mon père était facteur des postes. L’employé de l’Etat-Civil a refusé le prénom de Fredien, en s’exclamant : ” Ce n’est pas un nom de chrétien ça ! ” – Corse né à Marseille, marseillais d’origine corse… Mon père n’a pas seulement revendiqué cette double identité, il se sentait, il se voulait méditerranéen, et comme l’a savoureusement écrit le journaliste Gabriel Vialle : ” Sa Méditerranée à lui s’étend de la Provence au Vietnam en passant par le Hoggar et l’Espagne, avec la Corse pour capitale ! “

Corse, marseillais, provençal, – citoyen du monde, Henri Tomasi a été si passionnément tout cela, que l’intégralité de son œuvre en porte témoignage. Et chacun de ses domaines d’inspiration comporte de grandes œuvres. Aux titres corses déjà cités il faut ajouter : Variations sur un thème corse (1925), Cyrnos (1929), poème symphonique avec piano principal, Vocero (1932), poème symphonique et chorégraphique, et bien sûr la somme, d’une richesse patrimoniale unique, que représente l’opéra Sampiero Corso (1953). A noter (par tous les corses de Marseille !) que Cyrnos est au programme du concert donné en hommage au compositeur ce 13 décembre au Conservatoire National de Région de Marseille. C’est à Loreto di Casinca au cours de son voyage de noces dans l’Ile, pendant l’été 1929, que le jeune Prix de Rome, composa cette partition qu’il présenta ainsi avec toute la fougue de son tempérament : ” Cyrnos exprime les sentiments personnels de l’artiste qui tressaille au souvenir de son pays. Il se laisse inspirer avec volupté par l’âme collective d’une race qui s’exhale avec sincérité du joyeux tumulte d’une tarentelle ou de la tristesse douloureuse d’un vocero. Il se penche avec amour sur ces deux seuls berceaux, s’en empare et symbolise toute l’âme corse. “

Deux autres intéressantes manifestations vont clore en Corse cette fin d’année du centenaire: le vendredi 14 décembre, un concert sera donné en hommage par l’Ecole Nationale de Musique au Théâtre de Bastia, et le mardi 18 décembre, à Ajaccio, à nouveau à ” La Marge “, ce sera le regard d’un musicien, François Vercken, qui éclairera des œuvres choisies d’Henri Tomasi.

 

Henri Tomasi : un avenir musical pour la Région Corse

” Je n’accepterai la légion d’honneur que le jour où sera crée un Conservatoire de Musique en Corse. ” – Henri Tomasi, 1953 –

Mort le 13 janvier 1971, dans ce Paris où il s’était toujours senti en exil, mon père, persista évidemment à refuser cette décoration, puisque la création d’une Ecole de Musique en Corse n’advint pas avant l’an de grâce 1981. Posons maintenant quelques points essentiels.

Henri Tomasi est l’auteur de partitions majeures du 20ème siècle qui, avec le recul du temps (un bon juge), font effectivement de lui l’égal au moins de Honegger, Milhaud, Poulenc, le trio français le plus souvent cité comme ayant enrichi à la fois le répertoire symphonique et celui de l’opéra. L’Atlantide, par exemple, est l’un des opéras contemporains qui a connu le plus de succès : plus de 80 représentations en France (dont 20 à l’opéra de Paris), Belgique et Allemagne ; Don Juan de Mañara fut crée triomphalement à Munich en 1956, puis à ” La Monnaie ” de Bruxelles et au ” San Carlo ” de Lisbonne. Quant aux Concertos ils ont intéressé les plus grands interprètes : A.Lagoya pour celui de Guitare, à la mémoire d’un poète assassiné, F.G. Lorca, J.-P. Rampal pour celui de Flûte, Maurice André, Wynton Marsalis, Eric Aubier pour celui de Trompette, Marcel Mule pour celui de saxophone, Z. Francescatti et Dévy Erlih pour celui de Violon. Ce 4 décembre 2001, à Aix-en-Provence, Daniel Mesguich est pour la 5ème fois l’interprète de Retour à Tipasa dont il qualifie la musique de ” sublime “. Le Requiem pour la Paix, dont un film saisissant retrace à la fois l’enregistrement par Michel Piquemal et la vie du compositeur vient d’être diffusé 6 fois sur la chaîne musicale “Mezzo” etc..

” La cause est entendue ?! “. – Non, pas vraiment, puisque Honegger, Milhaud, Poulenc, ont des Conservatoires à leur nom, et même des parkings, ainsi que des timbres à leur effigie perpétuant leur mémoire, alors que Tomasi ne dispose jusqu’ici que d’une rue à Marseille et d’une autre à Paris. – Qu’a déjà fait la Corse, et que peut-elle maintenant ? Il lui appartient tout simplement de faire reconnaître son plus grand musicien. Cela a certes bien commencé en cette année du centenaire, je viens d’en rendre compte avec conviction. Et je tiens même à recenser très précisément, et exhaustivement, ce qui a été fait auparavant : en septembre 1991, un hommage au ” Festival de Bonifacio “, grâce aux talent réunis de la pianiste Marika Hofmeyr et du clarinettiste Gilles Swierc. Au printemps 1992, le financement (pour moitié) par la Région Corse, d’un coffret de deux CD comportant deux grands enregistrements d’archives, de Don Juan de Mañara et de l’oratorio Triomphe de Jeanne ; la Collectivité Territoriale put être satisfaite et fière de son soutien, puisque l’enregistrement fut couronné par un Grand Prix de l’Académie du Disque Lyrique, un Orphée d’Or décerné à l’Opéra-Bastille en avril 1992. En 1995, la même Collectivité soutenait l’édition d’un autre disque compact où était notamment enregistré La Moresca. Et à partir de 1998, Laetitia et Nadia Himo ont inscrit des œuvres dans leurs programmes. Voilà, à ma connaissance, pour le bilan.

 

Et maintenant, quelles perspectives ?

2002 : représentation de Don Juan de Mañara à Limoges ; soutenance d’une Thèse de musicologie à Paris (Sorbonne) ; inauguration d’une Sculpture à Marseille ; publication d’une Biographie. – 2003 : Requiem pour la Paix à Prague ; enregistrement en CD du Silence de la Mer par José Van Dam, etc…

Bien sûr ces prochaines réalisations sur le continent sont des jalons importants, et elles sont de nouveaux signes de la vitalité de l’œuvre de Tomasi dans le monde. Mais l’inscription définitive du nom dans l’Histoire, ce sont les corses qui ont le pouvoir de l’obtenir, et c’est en Corse qu’elle doit avoir lieu. Cet objectif ne peut être atteint seulement au travers de concerts ponctuels, éphémères. Il y faut des actions multiples, répétées, convergentes, des réalisations durables dans tous les domaines. Exemple ? Le port ” Tino Rossi ” à Ajaccio. Il faut des disques compacts, des DVD Henri Tomasi, il faut actualiser les données des publications sur la Corse (guides, encyclopédies, etc), il faut des rues, des avenues, des sculptures Henri Tomasi, un auditorium Henri Tomasi, un Festival Henri Tomasi (où bien sûr seraient programmées aussi d’autres œuvres que les siennes !), il faut un Prix Musical Henri Tomasi. Tout cela exige de grands moyens : aussi bien les soutiens des partenaires institutionnels, que ceux de mécènes au sens ancien et noble du terme, et non seulement de sponsors …

Une initiative qui, peut-être, aboutira prochainement : donner le nom d’Henri Tomasi à l’Ecole Nationale de Musique de Corse, – même s’il ne s’agit pas encore d’un ” Conservatoire “… Ce seul ” Honneur ” ne s’appellerait-il pas justice ?

Claude Tomasi

Président de l’Association Henri Tomasi

X