Henri TOMASI

Par ÉMILE VUILLERMOZ

 

On trouve dans les platebandes de nos jardins provinciaux une petite fleur dont peu d’initiés connaissent le nom exact parce qu’on a pris l’habitude de la désigner par son surnom pittoresque. Le bon sens populaire l’a, en effet, baptisée : le Désespoir du peintre. Invité à présenter ici la curieuse personnalité d’Henri Tomasi, je constate que nul ne mérite mieux que lui d’être assimilé à ce petit oeillet sauvage qui, par la variété, la multiplicité et la subtile minutie de ses formes et de ses couleurs, décourage les professionnels du pinceau.

C’est, pour un portraitiste, le plus déconcertant des modèles car il offre à l’observateur des aspects constamment changeants et contradictoires. A peine a-t-on terminé un croquis attentif de cet artiste protéiforme que l’on est obligé de le déchirer parce qu’il donne vraiment une idée trop incomplète et trop fausse de ” l’irisation ” infinie de ses dons qui empruntent toutes les nuances de l’arc-en-ciel. Il faut renoncer à classer Henri Tomasi dans une catégorie précise de créateurs. Tout ce qu’on peut dire, sans le trahir, c’est que son idéal est à base de lyrisme et que ce lyrisme lui a fait découvrir un vocabulaire musical d’une robustesse, d’une liberté et d’un dynamisme exceptionnels.

Tomasi aborde ses grandes oeuvres de théâtre à une époque où les compositeurs de sa génération se débattent douloureusement dans des scrupules de forme, des théories et des systèmes instinctivement orientés vers le dépouillement, l’ascétisme et l’abstraction. L’auteur de Don Juan de Mañara est en révolte ouverte contre ces attitudes de contrition et de pénitence. Sa virtuosité d’écriture lui aurait permis de briller, sans effort, dans tous les exercices d’acrobatie grammaticale mis à la mode par les épigones de deux audacieux théoriciens doublés de compositeurs de génie : il ne l’a pas voulu. Observez le visage de ce petit Corse dont les lèvres et le menton volontaires proclament l’énergie obstinée et dont les yeux, braqués comme des phares d’auto sur les hommes et les choses, fouillent ardemment l’avenir – ce masque est celui d’un monsieur qui sait ce qu’il veut et qui est bien décidé à faire respecter son indépendance.

Cette indépendance, il la fonde sur quelques principes solides et courageux. En sa qualité d’insulaire méditerranéen, il veut défendre le trésor ethnique traditionnel qu’un philosophe wagnérien comme Nietzsche admirait chez notre Georges Bizet. Il fait valoir ses droits à la couleur, à la lumière, à la vie ardente, à l’émotion et à la passion avouées. Il proclame son amour du plus souple et du plus sensible des instruments de musique : la voix humaine et, par voie de conséquence, son goût de la belle arabesque mélodique expressive. Il n’essaie pas de lutter contre les lois du théâtre lyrique ou de ruser avec elles : il les accepte et les respecte honnêtement. Il veut un orchestre riche, somptueux, chaleureux, frémissant de tous ses timbres, palpitant de tous ses cris pathétiques, capable de tout sentir et de tout dire. Il refuse tout dogme et tout parti-pris de ” métier ” harmonique, contrapuntique ou instrumental. Il veut que chacune de ses oeuvres lyriques soit écrite sous la dictée de son livret et il est prêt à changer de style toutes les fois qu’il le jugera nécessaire. Il n’aborde pas la scène avec un esprit de symphoniste. Tomasi s’attache à prouver qu’elle peut et qu’elle doit tout traduire, dans son sublime langage, à la condition de ne pas la condamner à un vocabulaire stéréotypé. Et il l’a prouvé, péremptoirement, dans tous ses ouvrages de théâtre.

Henri Tomasi a dû recueillir en Corse les effluves de la civilisation arabe. Il a de la couleur instrumentale, du timbre et de la puissance d’envoûtement du rythme, une conception orientale, et il use avec une habileté diabolique du petit dessin musical obstinément répété avec une monotonie fascinante. Mais, sur ce fond sonore violemment coloré, il sait donner à la voix humaine des accents bouleversants. Il trouve sans peine la traduction lyrique de toutes les passions et la sincérité de son émotion la rend aussitôt communicative.

Henri Tomasi est un exemple vivant de sincérité, de loyauté et de courage en un temps où ces vertus tendent à disparaître au profit des opportunismes plus ” payants ” qu’encourage le snobisme. Il s’en trouve “récompensé ” actuellement par une série de succès éclatants. Félicitons-nous de voir le capricieux Destin faire preuve d’une clairvoyance aussi inattendue.

 

LA REVUE MUSICALE, n°230, année 1956

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