Un Honegger corse : Henri Tomasi

Bulletin de Paris, 24 décembre 1954

 

Au cours de la même semaine la critique musicale a été initiée à deux remarquables ouvrages lyriques, ce qui est déjà assez exceptionnel, mais si j’ajoute que ces deux ouvrages étaient – anomalie singulière – l’un et l’autre français, et enfin qu’ils émanaient du même compositeur, force est de reconnaître que le phénomène est plus remarquable encore.

Telle est pourtant la prouesse que vient d’accomplir Henri Tomasi. Le Grand Théâtre de Nancy nous a révélé son Atlantide et, trois jours plus tard, les ” Concerts Pasdeloup ” créaient son Miguel Mañara (Don Juan de Mañara). Nous nous sommes trouvés en présence de deux admirables partitions révélant chez leur auteur un très beau tempérament lyrique et une puissance dramatique d’une rare vigueur.

A combien de musiciens Pierre Benoit a-t-il été obligé de refuser l’autorisation de transformer L’Atlantide en opéra avant d’accepter la collaboration de Tomasi ? Ce dernier séduisit le père de la troublante Antinéa en lui jurant qu’il ne la travestirait pas en soprano dramatique ou en falcon, car, pour lui conserver sa poésie et son mystère, il avait l’intention de confier le rôle à une étoile de la danse. Seule, l’éloquence silencieuse d’un corps voluptueux parlant le langage du rythme pouvait convenir à la terrible enchanteresse du Hoggar qui n’avait pas besoin du secours des mots pour envoûter ses victimes.

Henri Tomasi a dû recueillir dans sa Corse natale les effluves de la civilisation arabe. Il a de la couleur instrumentale, du timbre et du rythme une conception orientale. Et il use avec une habileté diabolique du petit dessin musical volontairement répété avec une monotonie fascinante. Mais, sur ce fond sonore violemment coloré il sait donner à la voix humaine des accents bouleversants. Il trouve sans peine la traduction lyrique de toutes les passions et la sincérité de son émotion la rend aussitôt communicative.

Il en fut de même pour Don Juan de Mañara. Même sous la forme d’un oratorio, cette noble fresque, brossée sur un texte admirable de Milosz, s’empare tyranniquement de la sensibilité des auditeurs. La grandeur, la générosité, le relief de cette partition font irrésistiblement penser à Honegger, un Honegger devenu méditéranéen mais n’ayant rien perdu de son autorité sur les foules. Une scène comme celle qui fait dialoguer Miguel et Girolama est un authentique chef-d’œuvre. Voilà un musicien de la génération nouvelle qui jongle quand il lui plaît avec toutes les acrobaties d’écriture, qui connaît à fond son métier, qui n’est esclave d’aucun académisme scolastique, qui orchestre avec une originalité saisissante et qui pourtant ne croit pas devoir rompre avec le langage musical du cœur…Que son grand courage soit loué !

 

Emile Vuillermoz

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