Henri Tomasi à son ami Jean Molinetti
19 avril 1970

 

 

 

Dimanche

 

Cher Jean

 

Quand tu as téléphoné j’étais en « bagarre » avec une partie de mes intestins, ce qui explique mon retard… Par contre, je t’ai entendu parfaitement, alors que d’habitude, c’était presque inaudible… Pourquoi ?.. Il est vrai que Magne s’est aperçu l’autre soir que j’entendais mieux, et notre conversation a été intéressante, bien que le développement d’une idée conduite jusqu’au bout, est souvent périlleuse avec lui ! Il saute d’une idée à l’autre avec une facilité déconcertante… En tous les cas, il était en pleine forme et j’ai eu beaucoup de plaisir… Une seule question n’a pas eu de suite, parce qu’il a changé aussitôt de sujet… Elle est d’ailleurs curieuse ! Il m’a avoué qu’il était très intrigué par mes rendez-vous que je donnais au bistrot du port [le « New-York »], et pourquoi, j’aimais tant m’asseoir devant le port et t’y attendre tous les jours… C’est pourtant très simple.

 

Que ce soit ce bistrot, ou celui qui est accroché à pic dans les jardins du Pharo, c’est toute ma jeunesse que j’entrevois. Ce sont pour moi des souvenirs inoubliables… Le ciel, la mer ! Rien de la vie de ce Vieux-Port ne m’échappait alors. Combien de fois du haut du Pharo, mes yeux avides possédaient la mer, la ville. Je respirais avec délices les senteurs de toutes ces odeurs qui s’élevaient des quais, des docks… L’odeur de la marée, le poisson, les chalutiers, etc, etc… Les « pierres plates » en face…  J’enviais tous ces paresseux au soleil, accoudés sur les parapets, ou couchés à plat ventre sur les rochers. Et puis un grand navire s’approchait dans un rauque hurlement et aussitôt dans mon imagination c’était l’absurde nostalgie des pays lointains ! (que je n’ai réalisé qu’autour de ma chambre.

 

Ciel et mer.  Présences mystérieuses et puissantes dans cette âcre odeur du vent salé sur les lèvres. Oisiveté. Le mistral frais à travers toute cette forêt de gréements et de mâts des voiliers et des tartanes au mouillage ! Odeur des coquillages ! Que d’heures j’ai passé à regarder la mer sans la voir ! Comment échapper aux sortilèges de la mer ? Et la « raclée » le soir en arrivant à la maison, pour avoir manqué le conservatoire ! Toute mon enfance renaît devant cet inoubliable spectacle marin. Voilà pourquoi, je m’assois à ce bistrot et t’attends. J’aurais aimé lui expliquer tout cela ! M’aurait-il compris ?

 

Dans ce triste dimanche pluvieux ma pensée est encore plus proche de mon « pays ». Car pour moi, la France n’est pas mon pays. C’est presque une honte pour moi d’être français devant l’attitude de notre gouvernement, le seul pays qui n’a pas condamné la torture en Grèce et qui collabore avec tous les pays fascistes. J’en suis encore tout bouleversé, et je me demande tous les jours, pourquoi je suis né à une époque avec laquelle je me sens si peu d’affinités !.. Hier, Strasbourg a donné une exécution des « Fanfares » [liturgiques] remarquable. Claude est là pour toute la journée, et bien entendu nous discutons, car de toute la semaine, je ne peux pas parler politique…Ma sortie est toujours retardée « because » temps ! Etienne, [Baudo] comme tu le sais, est venu passer une heure. Discussions plus ou moins futiles ! Cela fait passer un  moment agréable sans fatigue pour l’esprit…

 

T’embrasse affectueusement en languissant de te lire,                       

 

Henri

 

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